Dans le contexte d’une réflexion sur l’offre « en théologie » de la Société Vaudoise de Théologie, le pasteur et docteur en théologie Claude Demissy propose quelques réflexions de fond sur les conditions de la pratique théologique contemporaine.

La spiritualité repose sur trois piliers : le discours sur Dieu, la vie avec Dieu et les organisateurs de tout cela. Par la formule discours sur Dieu, je fais référence à toutes les conceptions, croyances et doctrines véhiculées par un système spirituel. La vie avec Dieu concerne les rites de tous ordres mais aussi les comportements éthiques. Je nomme les organisateurs de ces deux faces la pastorale. Il s’agit de tous les acteurs de la spiritualité – cela dépasse le cercle des pasteurs.

Cet article analyse le discours sur Dieu et les besoins de la pastorale. La vie avec Dieu nécessite d’autres réflexions. 

Entre l’exil et la soumission

En protestantisme la théologie savante porte le discours sur Dieu. Elle s’insère dans la démarche universelle du savoir savant. Elle se doit d’être reconnue par la communauté scientifique. Sa crédibilité en dépend. Par ailleurs les principaux acteurs de la pastorale passent par une formation universitaire et sont à l’aise avec le savoir savant. Or ils se trouvent en contact avec une population peu intéressée par la théologie savante car elle n’a pas été conçue pour elle. Dans l’immédiat, deux options se présentent : se soumettre à la théologie savante (tentation des libéraux) ou s’en exiler (tentation des évangéliques). 

Pour éviter ces deux dérives il serait nécessaire de créer une théologie conçue pour être transmise à tout un chacun. Je la nomme la théologie rayonnante. Elle se pense en harmonie avec la théologie savante mais tout autant avec la spiritualité de nos contemporains. D’une manière générale, le savoir à diffuser se distingue nettement du savoir savant. Ces deux pôles de compétences s’élaborent de manière différente. 

La théologie est une science. Elle a pour mission d’augmenter le savoir savant à disposition de l’humanité. Mais à côté, du savoir savant, il convient de développer un savoir utile à la société. Les deux se doivent d’avoir le même niveau intellectuel mais le savoir utile a pour vocation d’être au service de la population. La théologie savante a pour vocation de produire du sens. La théologie rayonnante a pour vocation de donner du sens

Les réflexions universitaires ne sont pas faites pour la population. Les sociétés ont des besoins conceptuels indépendants de l’évolution des sciences. Cet écart concerne fortement la théologie. Les besoins en connaissances spirituelles utiles aux populations ne sont pas les connaissances élaborées par l’université. Elles diffèrent de trois manières : elles n’ont pas le même objet, n’utilisent pas les mêmes méthodes et ne s’évaluent pas de la même façon. 

Objet, méthode et évaluation de la théologie savante

La théologie savante, incarnée par la communauté scientifique, amplifie la somme des savoirs de l’humanité dans le domaine des croyances. Les sujets étudiés augmentent les acquis de la communauté scientifique. Son efficacité passe par trois étapes. 

a La liberté de la recherche guidée par la nécessité de la nouveauté et de la critique. 

b La fragmentation des recherches en domaines restreint. Chaque chercheur se doit d’être le spécialiste d’un domaine extrêmement pointu afin d’en maîtriser tous les aspects.

c L’évaluation du travail se fait par les pairs scientifiques. Il s’agit d’un public restreint, déjà spécialisé et acquis à l’intérêt de la matière.

Objet, méthode et évaluation de la théologie rayonnante

La théologie rayonnante répond aux questions spirituelles de la société. Elle s’élabore en tenant compte de trois réalités : les représentations de la population, l’état de la science et les finalités de l’agir pastoral.

a L’objet de la théologie rayonnante est de répondre aux questions spirituelles de nos contemporains. Elle reste donc libre dans ses méthodes mais subordonne les recherches à leur utilité sociale

b1 s’affranchir de la fragmentation scientifique. En théologie rayonnante, il s’agit de puiser dans de nombreux domaines qui renseignent le thème traité. Cette théologie puisera dans la musique, les arts plastiques, la littérature, l’histoire, l’exégèse, la sociologie, la psychologie et tout autre science utile pour éclairer la population. 

b2 Ecrire un texte de savoir utile. La théologie rayonnante sélectionne les connaissances profitables à la population pour écrire un texte de savoir utile. Elle n’expliquera pas la théologie savante mais créera une théologie pour la société. 

b3 Une nouvelle fragmentation. Le savoir utile sera à nouveau fragmenté et la théologie rayonnante le déclinera dans des expressions multiples : littérature, arts visuels, musique, histoire, philosophie, exégèse etc… Cette théologie rayonnante se doit d’être construite pour être transmise sur des supports numériques populaires. Ils nécessitent une fragmentation extrême du discours. 

C Son évaluation viendra de l’intérêt du public. Elle ne se basera pas sur les analyses de pairs déjà acquis par avance à l’intérêt de la matière.

Produire du sens à partir des représentations de la population

Les contemporains qui nous rencontrent ne sont pas des têtes vides en recherche de spiritualité. Les gens « savent » à priori où ils en sont dans leurs croyances. Ils n’attendent pas d’être éclairés par tel ou telle. Ils ont à leur disposition ce qui leur faut grâce à la communication numérique. Plus personne ne se déplace pour apprendre quelque chose. Tout discours ne s’appuyant pas sur les représentations à priori de la population tombe dans le vide.

La recherche académique part de l’état de la question, la théologie rayonnante part de l’état de la population. Ceci n’est pas aisé à établir. Les croyances sont très diverses et elles évoluent sans cesse. Et surtout, nos contemporains puisent leurs croyances à plusieurs sources et se construisent leur propre spiritualité. Ils ne puisent pas dans un corps de représentations connu mais picorent ici et là.

La connaissance est devenue un point « qui me plait » aujourd’hui et non une ligne qui me conduit dans ma compréhension progressive du monde. Nous ne sommes plus dans le savoir cumulatif où je passe d’un niveau de compréhension à un niveau plus élaboré. Nous sommes dans un savoir ponctuel. Il doit me toucher maintenant, sans qu’il soit nécessaire d’avoir des pré-requis. Et demain je passerai à autre chose. 

Trois contraintes de la théologie rayonnante

Première contrainte : établir un texte de savoir conçu pour les mentalités contemporaines. C’est la logique du contenu. Il puisera dans bien des domaines de connaissances. Il s’agit de comprendre l’Evangile comme un message existentiel allant bien au-delà des évangiles.

Quelques-uns des domaines intéressant nos contemporains : l’amour, la santé (le corps) l’esthétique, l’argent, l’injustice, la curiosité spirituelle, les catastrophes, le changement, la violence, le bonheur, la culpabilisation, la révolte, la lassitude, l’indifférence, l’exploration de mon être intérieur, les énergies mystérieuses, la soif de pouvoir, la fascination pour les stars, la fête, le plaisir… 

Y a t-il quelque chose au-dessus de moi, un rapport entre moi, Dieu et les autres ? Comment l’abondance matérielle peut-elle nous ouvrir à une richesse spirituelle ? Que signifie naître, vivre, mourir. Peut-on renaître ou naître nouveau ? Comment la sexualité peut-elle nous épanouir ? 

Deuxième contrainte : mettre en valeur un projet spirituel. Ici, il faut choisir. Notre monde fasciné par la performance, suscite bien des culpabilisations. La déculpabilisation me semble être un immense service à rendre aux populations. Il s’agit de concevoir une théologie travaillant au bonheur des gens de notre temps, c’est-à-dire décliner la théologie de la grâce, si chère à la tradition protestante, dans un langage adapté à notre temps. 

Troisième contrainte : ce qu’il est possible de faire. C’est la logique des astreintes professionnelles de la pastorale. 

Conclusion : la force du réel 

On le voit, les contraintes liées à la théologie rayonnante sont bien éloignées de celle de la théologie universitaire. Il ne s’agit pas de valoriser l’une par rapport à l’autre. Il convient simplement d’accepter la réalité d’une différence. La théologie universitaire n’a pas pour vocation de nourrir la foi de nos contemporains. Une théologie rayonnante est dès lors nécessaire pour permettre aux gens de notre temps de raisonner leur spiritualité. 


Claude Demissy a étudié la théologie à Strasbourg où il a soutenu une thèse de doctorat Ruse et violence dans le livre de Judith. Il a été pasteur à Metz et à Strasbourg puis à Aubonne. Durant son ministère il a pu se former à la communication, à l’édition et à la pédagogie. Cela lui permet de développer une théologie du bonheur adaptée à notre société post-moderne. Il souhaite libérer la théologie protestante de l’emprise de sa tradition inadaptée au 21e siècle. Il a publié aux éditions cabédita et Dieu créa le bonheur (2020), Marie-Madeleine, la première chrétienne (2022), et travaille (pour 2023), sur l’importance de la gastronomie dans la Bible.